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Terreur de la performance : l’impact individuel et social du management par le chiffre. L’éclairage du film « About Kim Sohee » sur la souffrance éthique au travail

Le film « About Kim Sohee », réalisé en 2022 par July JUNG et inspiré de faits réels, propose une analyse fine et glaçante de l’impact de la culture du chiffre dans la construction d’une organisation du travail soutenue par l’appropriation sociale de l’idéologie libérale.

 

Kim est une adolescente sud-coréenne en formation dans un lycée. L’obtention de son diplôme est soumise à la réalisation d’un stage en entreprise. Elle est placée par son professeur-tuteur au sein d’un centre d’appel du service client d’un opérateur national de téléphonie.

 

Le film décrit des situations de travail insoutenables relevant de la souffrance éthique. Il illustre les formes d’organisation du travail et de management inspirées de la culture du résultat ainsi que leurs conséquences pour la santé psychique des professionnels telles qu’analysées par la psychodynamique du travail (C.DEJOURS).

 

Impact des politiques publiques sur les formes de management et le conformisme des pratiques professionnelles

 

L’objectif national d’augmentation du taux d’emploi contribue à définir les objectifs du ministère de l’éducation nationale. L’enveloppe financière dont bénéficie chaque centre de formation est assujettie au respect des taux d’emploi prescrits – c’est-à-dire à leur capacité à placer et à maintenir les étudiants dans des entreprises pour réaliser leur stage de fin d’année quelques soient les conditions de travail. A leur tour, les étudiants-stagiaires sont confrontés au respect des politiques de performance économique définies par l’entreprise par l’intermédiaire des managers, eux -mêmes devant rendre compte de l’atteinte de ses objectifs déclinés par des indicateurs de résultat individuels et collectifs.

Le film met progressivement à jour les mécanismes politiques et économiques en jeu en Corée du Sud et analyse l’impact en cascade de leur diffusion sur la forme du management et sur le conformisme des pratiques professionnelles.

 

Le paradoxe des bonnes pratiques

Dès l’entrée de Kim Sohee dans le service client, les conditions de travail sont posées. Le casque de téléphonie est désigné comme « l’arme » avec laquelle les agents – tels qu’ils sont nommés - vont développer « l’art de la persuasion » afin de transformer les demandes clients de résiliation en non-résiliation jusqu’à contractualiser la prolongation de leur contrat.

Pour atteindre ces objectifs et apparaitre en tête du classement des performances individuelles et collectives, tout est permis : la non-intervention des techniciens pour résilier les lignes, les menaces de pénalités importantes liées à la rupture des contrats d’abonnement, le harcèlement du client qui peut être rappelé 28 fois (pour le faire changer d’avis), etc.

Pour accompagner ces bonnes pratiques, le « manuel de la satisfaction client » -. au titre paradoxal dans ce contexte - impose des phrases type à utiliser pour amener les clients à changer d’avis. Il constitue une prescription stricte des façons de faire afin d’atteindre les taux attendus de transformation des demandes client.

 

La souffrance éthique

Les objectifs du travail prescrit sont ici en contradiction avec les missions de la satisfaction des usagers de ce service. Ce qui est demandé aux agents du centre d’appel s’oppose aux raisons pour lesquelles les clients appellent ce service. Les agents font face à la colère légitime des clients et sont confrontés à une souffrance éthique. La prescription de leur travail implique de façon explicite d’effectuer des tâches immorales au regard du service apporté dont les conséquences sont nocives pour les clients.

 

Le management par la peur

Pour maintenir les agents dans le cadre de la prescription du travail plusieurs stratégies du management par la peur sont évoquées :

- les écoutes permanentes utilisées comme un moyen de surveillance continuelle des professionnels par leur manager,

- l’humiliation individuelle - devant une équipe silencieuse et pétrifiée par la peur - qui a comme effet de provoquer l’isolement des professionnels et l’impossible constitution des dynamiques collectives contre la violence et le harcèlement,

- l’affichage quotidien du tableau de classement des performances individuelles permet de pointer les « bons » et les « mauvais » agents, classement assimilé au degré de leur engagement dans le travail,

- la soumission imposée par les menaces à la prime et au licenciement

Les primes à l’objectif - composées de parts individuelles et de parts collectives - sont définies de façon à placer les professionnels dans des arbitrages impossibles à réaliser.

Si le professionnel atteint ou dépasse les objectifs fixés, il décroche sa prime et contribue à celle de l’équipe. Ce faisant, il contribue à accroitre la pression des chiffres en élevant le niveau des objectifs futurs à atteindre pour lui et pour l’ensemble de l’équipe.

Si le professionnel favorise la satisfaction des clients en traitant strictement les demandes de résiliation, il fait chuter son taux de performance mais aussi celui de l’équipe. C’est alors toute l’équipe qui est menacée financièrement et mise en danger dans l’entreprise.

L’impact sur la santé psychique : le chemin qui mène au suicide

Le film met en scène la pression croissante exercée sur les agents pour qu’ils continuent à exercer eux-mêmes une pression sur les clients afin de les faire renoncer à la résiliation de leur abonnement.

La grande majorité des agents sont des stagiaires qui n’ont pas la possibilité de démissionner. Ils évoluent ainsi dans un climat de violence subie par le management qui les obligent à leur tour à faire subir cette violence aux clients.

 

La destruction de l’esprit d’équipe

Les agents n’ont pas la possibilité de se saisir des ressources de solidarité apportées par la dynamique d’un collectif de travail. La destruction des liens entre les agents de l’équipe est illustrée par le silence qui règne, l’absence de lien formel et informel, et l’apparition de conflit au sein de l’équipe. C’est une illustration des pathologies de la solitude, chaque agent est seul face au management et au harcèlement.


L’effondrement des ressources individuelles mobilisées

L’agent peut arrêter de penser (stratégie de l’akrasie) en travaillant de plus en plus vite et de plus en plus intensément afin de se mettre à distance de ce à quoi il est réduit. Il peut aussi se raconter une histoire pour faire siennes les règles prescrites afin de se mettre à distance de ce à quoi il contribue (stratégie de la servitude)

 

Kim Sohee adopte ces stratégies, néanmoins elles ne tiennent pas dans le temps. En prenant conscience de l’impact de ses actes, Kim développe une haine d’elle-même et décompense progressivement. Elle diminue ses contacts sociaux, ne pratique plus d’activités de loisirs, consomme de plus en plus d’alcool, explose sur son lieu de travail et frappe son manager. Elle sombre dans la dépression.


La société dans laquelle Kim Sohee évolue vante le fait qu’il faut travailler dur pour réussir et dénigre le refus d’obéir. Se sentant dans l’impasse, Kim ne trouve pas d’autre issue que le suicide silencieux. Ce silence resonne avec l’invisibilité de la violence politique et sociale subie. Le film se termine avec les larmes d’impuissance d’une inspectrice, unique personnage qui a eu le courage d’essayer de dénoncer ce système – seule contre tous.

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